Presentation du texte "Violence de la réflexion: la máchine logique" (Colloque La République Universelle)

Violence de la réflexion: la machine logique

Présentation

L’appel à notre colloque présente deux questions aporétiques qui dominent l’ensemble. La première de ces questions tient à la continuité entre la vie et les luttes, qui s’exprime par l’occupation des lieux publiques où circule la vie citadine (places, rues, etc.). Egalement, ce scénario partagé par le grand nombre paraît s’en passer des institutions gouvernamentales et des formes de vie autonome. On prétend pourtant, créer des formes institutionnelles ancrées dans ces lieux de circulation publique.

La deuxième aporie tient à la mouvance des luttes, exprimée par la figure “se lèver et se casser” (en espagnol: “el que baila pasa”), dynamique dont la fluidité paraît s’opposer à la recherche d’un horizon d’universalité, qui devraît pouvoir rassembler le divers des luttes à l’insu d’une visée commune.

Ces deux apories vinnent de trouver un vigoureux relancement à l’occassion du plebiscite constitutionnel qui, par une écrassante majorité, a mis au rancart la constitution heritée du passé politique marquée par le régime totalitaire de Pinochet. “Se léver et se casser” paraît, 14 ans après le début des mouvements étudiants spontanés, avoir été la meilleure voie pour aboutir à une Assamblée Constituante marqué par la participation du commun. Ceci a été possible, d’un autre côté, parce-que une liaison de vie et des luttes a bouleversé les habitudes politiques, sans aucun égard particulier pour les formes institutionnelles liées à la tradition.

Une question aporétique demeure, en tant que telle, indécidable, car on n’arrive guère à en trouver une solution formelle. De ce fait même d’une impossibilité formelle, l’aporie s’en remet à une décision inconditionnelle. Celle-ci nous est imposée par les circonstances, même sans aucun égard envers nos intentions. Ce genre de décision sans condition possible s’en passe, également, de toute décision qui pourrait faire obstacle à sa necessité absolue, c’est-à-dire, sans moyen terme.

Une décision inconditionnelle de ce genre me paraît avoir eu cours sur les murs de Santiago, dans cette phrase: “Hasta que vivir valga la pena” (Jusqu’a ce que la vie mérite d’être vécue). Suivant la dictée d’une mémoire des luttes on aurait recours, pour traduire cette phrase sur un plan critique, à ce mot de Marx qui décrit l’intrinsèque de la violence révolutionnaire: “Il est préferable une fin épouvantable á une épouvante sans fin”. A ce qu’il me semble, les deux prhases expriment, malgré leur ressemblence de propos, deux perspectives différentes.

Pour la premiére, en effet, suite à une vie qui ne mérite plus d’être vécue, il faut s’en remettre à un acquis salutaire. Dans l’approche qui fait Marx de la décision d’affronter l’horreur -plutôt que d’en subir l’effet à tout jamais, l’existence est mise en jeu face à un contraire absolu. C’est dire que au sens de “Hasta que vivir valga la pena” c’est l’existence elle-même qui se départage depuis soi-même, pour signifier la quête de son but à soi. Pourtant, c’est de ce dédoublement portée par une seule et même existence, qu’on attend une issue qui mérite d’être vécue en tant que vie.

L’inconditionnalité aporétique de la lutte consiste, par conséquent, dans ce but de retrouver un vécu digne de la vie qui la supporte. Suportée para la vie, la lutte se tourne vers le but d’un vécu qui justifie la vie elle-même. Or ce but ne peut relèver d’un seul et unique sens de la vie, car il existe bien une vie qui “n’en vaut pas la peine”. Il faut par conséquent se démander comment la lutte peut apporter, par voie inconditionnelle, un but à la vie, capable à son tour, de retrouver pour celle-ci, sa valeur de lutte à elle, c’est dire “que valga la pena”.

Tout autant que d’un dédoublement de la vie (entre celle qui n’en mérite pas d’être vécue et celle à la quelle on songe) il s’agit d’un dédoublement entre, d’un côté, la lutte en tant que lutte pour une vie digne d’être vécue et, d’un autre côté, une lutte qui revient en propre à la vie digne d’être vécue. Pareil dédoublement de la vie tout autant que de la lutte, explique peut-être, que la lutte ne relève d’aucan champ clos, mais qui bien au contraire, elle y induit même le décloissonement de tout ensemble constitué. La lutte est partout parce-qu’elle est menée depuis ce qui la justifie au-délà de la vie, c’est-à-dire davantage, le fait que celle-ci ne mérite pas d’être vécue.

Bien que cette exteriorité de la lutte par rapport au champ clos des institutions puisse être expliquée par le biais de l’inanité de celles-ci, il n’en reste pas moins que l’on se pose la question de ce qui fait l’unité, sinon d’action, du moins d’effet qui, au bout de 14 ans, mène à la fin du legs pinochetiste au Chili. La question serait, par rapport aux apories envisagées tout au début, comment des lieux publiques tels que places et rues, rond-points, etc. arrivent à se substituer à la lutte menée depuis des champs reglès par un tout social. Pour envisager une réponse à cette question, il faudrait peut-être prendre en compte que ces lieux publiques pris en charge par la révolte se trouvent, à leur tour, repris en tant qu’espaces médiatiques. C’est en effet, depuis la résonance des réseaux médiatiques qui s’enchaînent les uns avec les autres, que ces occupations gagnent un efficacité politique redoutable, du fait même de leur absence de sens en tant qu’expression d’une branche singulière de l’activité organisé dans le social.

On pourrait se poser la question du rapport entre cet espace médiatique et la médiation. Or, ce rapport, à ce qu’il me semble, n’existe plus. En effet, ainsi que l’a exprimé Roberto Igarza, les “noveaux média” engagent “La mediatisation du sens et la médiation des interactions”. Pourtant, un sens “mediatisé” devient d’emblée un sens coupé du lien primitif du social, tandis que une fois menées depuis des médiations, les interactions restent bien en marge des rapports développés entre les particuliers.

Peut-être il faut bien considérer que dans la mesure où un artefact intervient comme condition du médiatique dans le social, cet artefact introduit d’avec le genre de rapport qu’il induit entre les uns et les autres, ce que Derrida a appellé “Mal d’archive”. Or, ce mal provient, d’un côté, du fait que tout archive est archivolitique, ou encore, pour revenir au mot de Derrida, “il met en risque ce qu’il sauve”. Une fois confiée à un support, la mémoire relève de la nature elle-même. Mais d’un autre côté ce Mal d’archive engage, d’après Derrida, également le sens qui prend en français l’expression “être en mal de”, c’est-à-dire, être épris d’une passion.

Depuis ce double tranchant du Mal d’archive, celui-ci se dédouble entre le fait de se trouver separé de soi en soi-même (car on peut-comprendre, comme le dit Derrida, que “le sens archivable commence à l’imprimante”), car c’est à l’efficace de l’artefact que l’on s’en remet, pour obtenir l’archive d’un sens qui relève de ce celui qu’on appelle “l’auteur”. Or, ce même auteur se retrouve épris de passion pour retrouver, consigné dans le texte eventuellement imprimé, ce qu’il vient de lui assigner moyennant la machine elle-même.

L’espace médiatique des lieux publiques est tout d’abord un espace pris par la médiatisation générale de la société. Cette médiatisation passe par l’artefact (en ce qui concerne les lieux publiques, par exemple, par un média comme Google Earth) et de ce fait, la division d’avec soi du Mal d’archive derridien s’en tire d’affaire, en ce qui concerne l’explication de la structure artefactuelle du social. Or, celle-ci est incarnée également, par tous ceux qui s’emparent des lieux publiques pour déconstruire de leur lutte pour une vie digne d’être vécue, la vie qu’on leur vole par la voie des médias qui affichent la médiation, là où l’on n’en trouve, hélàs, que la mediatisation du grand nombre.